Tertullianus, De pallio — Notes critiques

(les chiffres indiquent le chapitre et la ligne)


I, 8 sed nec...expeditum Saumaise, suivi par Gerlo et Cost., met entre parenthèses le groupe nec.. expeditum et l'explique comme un acc. absolu de type grec, obtenant ainsi une opposition nec... nec... sed beatae. Mais le groupe sed nec (comme sed et) est trop familier à Tert. pour qu'on puisse le dissocier. Tert. l'emploie sans valeur adversative avec le sens de "mais pas non plus" pour renchérir sur ce qui précède (Thörnell II, p. 93-94). Ici, sed nec... expeditum confirme la justesse des proportions: non seulement ces tuniques ne sont ni trop serrées, ni trop larges etc.. mais en plus on n'a pas besoin de mettre de ceinture. Je considère expeditum comme l'attribut de diuidere, en lui donnant le sens d'"utile", "avantageux" qu'il aura aussi en V, 2 et qu'on trouve notamment en Cult., II, 10, 6 (cf. prosunt en Cast., 8, 2). L'apodose ne commence qu'à beatae.


I, 29 ait Les mss ont ut que chacun, à la suite de Rhenanus, corrige en et en supposant une ellipse de dicit. Je préfère y lire ait. En effet, la confusion de ut et ait n'est pas sans exemple (voir Paen., 6, 10 et l'apparat critique); Tert. emploie volontiers ait pour relier l'accusatif d'objet à son attribut (Res., 46, 4; Cor., 13, 4; Pud., 7, 8; Virg., 17, 3; Marc. V, 7, 7; 19, 3); enfin, aucun des exemples d'ellipse de dicere donnés tant par Hoppe (S.u.S.,, p. 145) que par Bulhart (Praef., 95, p. XLV) ne correspond vraiment à ce type de phrase.


II, 28 in firma C'est la leçon adoptée par Sä., Bu., Cost., à la suite de Löfstedt, Verm. Stud., p. 109 (n. de la p. 108), qui juge le passage unklar. Salm. (p. 148) préférait in forma, suivi par les autres éditeurs.


II, 39 ignium meruit imbres est le texte que Saumaise lisait dans son ms (p. 156) et celui des premières éditions. Cf. Gen., 19, 24 cité en Prax., 13, 4: et pluit dominus super Sodomam et Gomorram sulphur et ignem de caelo, repris de façon légèrement différente en 16, 2 et résumé en Marc., IV, 29, 12 sous la forme: quando iste Sodomam et Gomorram nimbo igneo exussit.


II, 41 mortem bibit Les mss ont unanimement mortum bibit, sauf celui de Saumaise qui portait mortum ibit, interprété (p. 156) comme mortuum iuit = mortuum factum est, avec allusion au nom de la Mer Morte: explication un peu plate pour un passage où la recherche de l'effet est aussi évidente. Aussi la correction de Rigault mortem uiuit est-elle particulièrement tentante en raison de l'oxymoron très tertullianéen qu'elle fournit. Elle a été défendue par Gerlo (Rev. Belge de Philol. et d'Hist., 1939, p. 395 sqq.) et Löfstedt (Spätl. Stud., p. 84 sq.) et adoptée par la plupart des éditeurs. Mortem - qui se lisait déjà dans l'édition princeps - paraît s'imposer. Mais le vers 139 du Carmen de Sodoma (nec mare uiuit ibi, mors est maris illa quieti) qui gênait déjà Rigault (etsi in carmine de Sodoma legatur...) irait plutôt contre uiuit. Dès sa première édition en 1932, Marra s'en tient au bibit des mss. Comme le soulignait un correspondant privé qui avait étudié le texte, "les pluies, fussent-elles de feu" ont abreuvé la région. Je me range tout à fait à son avis: au lieu d'apporter la vie, comme l'eau fécondante, cette pluie de feu a apporté la mort.


II, 47 licuit. Sed Les mss ont licuisse et perget tristitia que défend Saumaise (p. 158), et qu'on peut à la rigueur traduire. Mais, outre que le ms-source coupe souvent mal les mots (cf. supra, l. 42: campanias pereterepta), Tert. emploie beaucoup plus couramment piget suivi d'un inf. que pergere et il affectionne le couple tristia/ laeta (An., 56, 6; Marc., IV, 39, 13; Pud., 13, 5). Seul Bulhart conserve tristitia en en faisant l'équivalent de tristes res, comme plus bas profanitas = profani (Praef., 83, p. XXXIX).


II, 62 educitur est une correction de Turnèbe approuvée par Scaliger et Castiglioni, adoptée par Ma2 et Cost. Tous les mss ont educatur qui offrirait un sens valable (les descendants de Jacob ayant été effectivement "élevés" en Egypte) s'il n'y avait in Aegyptum. On peut douter que educare ait ici le même sens qu'educere (Salm., p. 169; Hoppe, S.u.S., p. 136, n. 3). Tert. emploie les deux verbes, chacun avec sa valeur propre (cf. ici même en IV, 2, educatus pour la façon dont Achille est "élevé" par Chiron). Dans ce contexte de migrations, educitur est plus vraisemblable. On notera que quelques lignes plus haut, le scribe a déjà hésité entre a et i dans compensato/ compensito. Cf. An., 25, 9 et Iei., 8, 3, où l'on a le même effet d'écho qu'ici entre educitur et inducitur.


II, 73 consultus (ou consultos) est le texte de toute la tradition. Oehler, suivi par tous les éditeurs, le corrige en conuulso (proposé par R2) qu'il rattache à cacto et rubo. Saumaise qui préférerait lire concultus explique néanmoins consultus comme: cui optime consultum et prouisum (p. 173). Le verbe consulere signifie au premier chef "réfléchir", "prévoir" et Tert. l'emploie plusieurs fois en ce sens (Idol., 18, 8; Spect., 10, 4; Marc., II, 4, 5). L'adjectif apparaît deux fois, appliqué en Marc., II, 2, 5 à des hérétiques qui se croient "plus avisés (consultiores) que Dieu" (trad. R. Braun) et dans An., 1, 4 à l'aequanimitas de Socrate: "réfléchie" traduit De Genoude; "intentional", "premeditated" explique Waszink dans son comm. (p. 90). Or ce qui a frappé Virgile et Stace dans la description d'Homère (références infra) est l'organisation du verger d'Alcinoos qui ne manque jamais de fruits en aucune saison. Consultus s'appliquerait plus spécialement à ce verger et amoenus à la roseraie. Dans cette perspective, au lieu de relier durement rus et amoenus, et relie normalement consultus et amoenus mis en apposition à orbis.


III, 42 excit Si l'on opte pour eliquat, comme le recommande la tradition manuscrite, il faut ici un verbe transitif qui puisse être relié à eliquat, avec filum pour complément. Rhenanus avait tenté texuit dans sa deuxième édition. Je propose pour ma part excit (la forme courante) ou exciet qu'on lit chez Plaute (Pseud., 1285) qui signifie "faire venir, faire sortir, tirer" et que Tert. emploie en Val., 4, 1. Précédé de iunxerat, excit forme un dactyle-spondée, exciet un dactyle-crétique, deux types de clausule bien représentés dans le De pallio, ce qui n'est pas le cas de exisse (cf. supra: filum eliquat).


III, 47 dehinc herbida Tous les éditeurs écrivent et lini, mais les mss ont de lini ou delim. Il n'est certes pas impossible que le et de R3 et de Saumaise provienne de G ou de S, mais le de des autres témoins se prête mal à une confusion avec et, alors que delim peut aisément être une mélecture de dehinc, très courant dans le De pallio et souvent employé par Tert. avec un sens seulement cumulatif (Apol., 40, 10; 41, 5; An., 6, 3 etc.). D'autre part, il est très peu probable que le lin soit nommé ici. Aucun des textiles envisagés ne l'est: ni la laine, ni la soie chinoise, ni la fibre tirée de la mer, ni la soie de Cos. Pourquoi le lin ferait-il exception?


III, 49 plautiores Lautiores, souvent adopté à la suite d'Oehler, exprimerait à la fois la beauté et l'abondance des filaments brillants qui prennent hors de l'eau une belle teinte mordorée. Cost. a essayé de rendre la même nuance par blandioris. Cependant, plautiores (ou planciores) est le texte de toute la tradition. Il est traduisible et signifie "plat". L'article PINNE du Dictionnaire raisonné des sciences et des arts de 1765 précise justement que ces pinnes "sont plus applaties que les moules" (p. 161). Mais l'ajout d'une simple barre en travers du p ou d'un tilde le surmontant permettrait de lire perlautiores ou praelautiores (choix de Bulhart) dont dépendrait muscosae lanositatis. On traduirait: "qu'ont pour chevelure des coquillages très riches en mousse laineuse".


III, 51 eliquando Aliquando des mss n'est pas impensable, le rapport de temps qu'il exprime n'étant pas toujours manifeste. On traduirait "après avoir tendu...". Mais venant après eliquat du § précédent, eliquando qui tentait déjà Oehler a toutes chances d'être le bon texte: il s'agit de la même opération, produire un fil. De plus, on hésite souvent dans la lecture des mss entre e et a.


III, 52 a suo Les mss ont a quo que Rhenanus corrigeait en aluo dans sa deuxième éd. A suo me paraît une correction aussi économique et meilleure pour le sens. A marque naturellement la provenance. Voir, par ex., Marc., III, 15, 4: Deus.. qui filio... nomina a Creatore uindicat ("les noms pris au Créateur, qui viennent du Créateur"). Quant à suum, il désigne l'être même, ce qui fait la substance de chacun. Ainsi, dans Mon., 7, 8, l'expression nos...Iesus ... de suo uestiens signifie, comme le dit Paul, Gal., 3, 27, que le Christ nous revêt de ce qui fait son être propre. On comprendra donc que le fil secrété puis avalé par le bombyx, c'est sa propre substance, c'est-à-dire un fil vivant (animata).


IV, 7 a culo resina Cette lecture proposée par Saumaise (p. 270) tentait Oehler et a été adoptée par Gerlo et Bulhart. Ab ala (Oeh.,Marra, Cat.) a été proposé par R3 en raison, semble-t-il de l'alipilarius qui apparaît dans des gloses. Mais culipilarius s'y lit aussi (cf. Oehler, p. 933 g). A talo qui s'extrait de nos mss (Säfl., Cost.) ne convient que si l'on traduit "depuis le talon" en visant en fait la jambe qui était souvent épilée. Mais le parallèle avec a mento prouve qu'il faut traduire "du côté de".


IV, 14 Dei. Det est une conjecture de Cataudella. Les mss ont seulement dei. L'idée de le convertir en det revient à Saumaise (p. 278), mais il a tort de supprimer dei, ne fût-ce qu'en raison du parallèle avec temporis. Quand religio ne signifie pas "sentiment religieux" ou "acte cultuel", un adjectif, un complément de nom ou le contexte en précisent toujours le sens: maiorum (Nat., I, 10, 36 ou Id., 9, 3); castrensis (Apol., 16, 8); imperatoribus debita (Apol., 36, 2); Dei creatoris (Marc., V, 17, 13) etc.


IV, 19 matri Le datif, donné par tous les mss et R1, est défendu par Bulhart (Praef., 19, p.XV) qui cite d'autres exemples de datif adnominal.


IV, 50 arte Post qui suit n'oblige nullement à privilégier ante comme le veut Saumaise (p. 302), suivi par tous les éditeurs. Arte fait une meilleure transition avec Hercule qui fut l'inventeur des jeux athlétiques (cf. Spect., 11, 4).


IV, 92 lenocinii iactitandi est le texte des mss: dans un premier temps, les femmes rejettent la stola pour séduire et attirer; dans un second, avec in semetipsas lenocinando, elles se prostituent systématiquement. Factitandi (qui apparaît dans R3 et que Saumaise lisait peut-être dans S puisqu'il le reproduit sans commentaire) a pour lui le lenocinium... exercere d'Idol., 11, 5 où il s'agit bien de faire métier de leno. On comprendra dans ce cas que dans un premier temps des matrones se sont fait entremetteuses (et l'archéologie confirme que certaines se livraient à ce trafic rentable: cf. Cath. Salles, Les bas-fonds de l'Antiquité, Paris, 1982, p. 147) avant de se mettre elles-mêmes en vente. Mais le rejet de la stola s'explique moins bien dans cette hypothèse.


IV, 98 fictrices Faut-il écrire frictrices, comme l'édition princeps et la plupart des éditeurs, ou fictrices, comme tous les mss, le uetus liber de Saumaise y compris (Salm., p. 345)? Pour les partisans de frictrices, le mot découlerait du sens obscène de fricare et serait l'équivalent du grec tribav". Mais d'une part on ne voit pas que les lesbiennes aient eu à Rome pignon sur rue; d'autre part, les satiriques - qui ne se privent pas d'en parler - les désignent autrement ou emploient le mot tribas (ainsi Martial, 7, 67, 1; 70, 1). De plus, le TLL (s.u. FRICTOR, 1321, 38) n'a pas d'autre occurrence à citer que celle-ci et Res., 16, 6, où, précisément, frictricis est le fruit d'une correction: les mss ont fictricis. En revanche fictrix, attesté par les glossaires et Nonius Marcellus (257, 37), est présent chez Cicéron (ND, 3, 92) au sens de "qui façonne". Celle qui "façonne" ses protégées, c'est la lena, sens qui convient tout à fait au passage du De resurrectione. C'est elle, sans aucun doute, qui est désignée au § suivant comme latrinarum antistes , "prêtresse" qui peut faire penser au fictor ou apparitor sacerdotum mentionné dans plusieurs inscriptions pour les "vierges Vestales" (TLL, s.u. FICTOR, 649, 52 sqq.). Tert. est fort capable d'avoir voulu suggérer ce rapprochement.


IV, 111 crepidae Graecatae est ce que lisait Iunius "ex mss" (éd. 1595, p. 63). N et le ms de Saumaise ont gr(a)ecata gr(a)ecatum; les autres mss grecate grecatum; R grecatae graecatim. A part Bulhart qui conserve graecatae graecatum et Saumaise qui ne garde que graecatum en recourant fort justement à l'hypothèse d'un doublet, tous les éditeurs optent pour graecatim qui, normalement, doit porter sur le verbe. Or tous les substantifs qui précèdent (uestis, uelleris, purpurae, ruboris, pallium) sont assortis d'un adjectif, qu'on attend aussi à côté de crepidae. C'est donc probablement graecatum qui est l'intrus. Les traductions de Kellner, Thelwall et même de Cost. impliquent graecatae (Cat. ne le traduit pas). L'adjectif est attesté chez Apulée et probablement employé en IV, 7. En IV, 1, graecatim fait figure d'hapax.


V, 26 liberum Tous les mss ont uberum, ainsi que R1 et peut-être aussi S, puisque Saumaise (p. 404) en rapproche R1 tout en transcrivant humerum. La leçon est tentante, puisqu'après être passé sur ou sous l'épaule, le drapé revient par-devant sur la poitrine. On pourrait concevoir une correction du type qua uberum et traduire "à l'endroit de la poitrine où il adhère". Mais Tert. n'emploie jamais ubera que pour la femme ou la femelle. Il est douteux en tout cas qu'il faille reprendre humerum, l'épaule venant d'être traitée. Liberum, déjà suggéré oralement par Thörnell à Säflund, puis proposé par Kroymann et adopté par Bulhart, est économique paléographiquement et adapté au sens: le manteau adhère sans contrainte, sans faire les grands plis du sinus évoqués par circumfulcit, sans resserrer sous l'umbo les plis montants du balteus (circumstringit).


V, 28 ceruo Cruci, restitué par Saumaise à partir du cruo de son ms (p. 407) a fait l'unanimité des éditeurs qui ont suivi (les précédents ayant adopté le cippo proposé par Rhenanus dès sa deuxième éd. au lieu du ceuo qu'il lisait dans son ms). Comme S, NFX ont tous cruo. Or le De anima, 19, 4 livre le datif ceruo (leçon de A) au sens de "support" donné à la vigne.Ceuo comme cruo s'expliquent fort bien à partir de ceruo. Le mot est connu de Varron qui explique (LL, 5, 117): cerui ab similitudine cornuum cerui. Il s'agit sans doute ici d'une sorte de porte-manteau ramifié destiné à garder la forme du vêtement.


V, 29 superest Subter est, adopté par tous les éditeurs, est une correction ingénieuse de Saumaise, mais non nécessaire. Tert. n'emploie jamais subter et superest signifie plutôt "être en plus" que "être au-dessus".


V, 40 errat livré par toute la tradition, y compris S, ou erat, comme l'imprime Saumaise suivi par la plupart des éditeurs (après avoir justifié errat dans son comm., p. 424) ? La leçon des mss (conservée par Säflund et Bulhart) me paraît plus intéressante dans la mesure où elle s'accorde mieux avec la valeur péjorative du pronom de deuxième personne ista.


V, 43 conseruauere est le texte de R et des manuscrits. Saumaise, suivi par tous les éditeurs, écrit consecrauere (p. 424) sans préciser s'il le corrige ou s'il le tient de S. Or le mot que Tert. applique en général aux idoles a une valeur religieuse qui ne s'impose pas ici.


V, 55 necessaria Tous les éditeurs optent pour le necessariam de R3 et Saumaise. Il suffit pour garder le texte des mss de l'accorder à officina, en considérant qu'il fait partie de la relative. L'antéposition le met en valeur dans une place où lui répond debuit. Cette antéposition est un trait de style fréquent chez Apulée. Le et qui précède chez Marra, Cataudella, Bulhart et Costanza, provient du mensisset de V et L.


V, 64 in adulterium ...saporem Il n'y a aucune raison de modifier le texte des témoins. Le thème est des plus tertullianéen: est adultère tout ce qui ne sort pas tel quel des mains de Dieu (voir Cult., I, 8, 2 à propos de l'"adultère" des couleurs: non placet Deo quod non ipse produxit ou Spect., 23, 5 avec le comm. p. 278). On comprendra: "il a poussé la saveur jusqu'à la falsification".



Comment citer cette étude :


Marie Turcan, Tertullien, De pallio. Introduction, édition critique, traduction française, commentaire et index, mis en ligne en mars 2006, à paraître dans la collection Sources Chrétiennes, Editions du Cerf, fin 2007.


© Marie Turcan, Craponne, mars 2006

© Collection Sources Chrétiennes

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Savants seulement: si vous souhaitez entrer en contact avec le rédacteur, svp email à Marie Turcan.

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