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TERTULLIEN

DE LA PATIENCE.

[Traduit par E.-A. de Genoude]

I. Je le confesse devant le Seigneur notre Dieu, il y a quelque témérité de ma part, pour ne pas dire une sorte d'impudeur, à composer un traité sur la patience, moi qui ne saurais en offrir dans ma personne aucun exemple, puisque je suis un homme dépourvu de tout bien. Il faudrait cependant, lorsqu'on entreprend l'éloge et la démonstration de quelque vertu, commencer par faire voir qu'on la pratique, et donner à l'enseignement l'autorité de la conduite, de peur que les paroles n'aient à rougir si les actions leur font défaut. Plaise à Dieu que la honte de ne pas pratiquer moi-même ce que je viens conseiller aux autres, m'apprenne enfin à m'y soumettre! Ma seule excuse, c'est qu'il existe certaines vertus, comme certains maux, au-dessus des forces humaines. Pour embrasser les unes, pour supporter les autres, il faut le secours particulier de l'inspiration divine. En effet, ce qui est parfaitement bon doit résider en Dieu, et il n'y a que le possesseur qui puisse départir à qui et dans la mesure qu'il lui plaît. J'aurai du moins la consolation de m'entretenir d'un bien qu'il ne m'est pas donné de goûter, à peu près comme ces malades, qui ne peuvent se taire sur les avantages de la santé qu'ils n'ont pas.

Ainsi, infortuné que je suis, toujours brûlant de la fièvre de l'impatience, il faut que je demande par mes |174 soupirs, par mes supplications, par mes instances, la santé de la patience que je n'obtiens pas, surtout quand je considère, dans la contemplation de ma faiblesse, qu'il est difficile à la foi chrétienne et à la doctrine du Seigneur de conserver toute leur vigueur, si la patience ne vient à leur secours. Elle est donc tellement inséparable des choses de Dieu, que personne, sans la patience, ne peut accomplir aucun précepte ni faire aucune œuvre agréable à Dieu. Ceux même qui vivent dans les ténèbres l'honorent du nom de vertu souveraine. Les philosophes, du moins ceux qui passent pour des animaux de quelque sagesse, font tant d'estime de la patience, que, malgré la capricieuse diversité de leurs sectes et l'opiniâtre opposition de leurs sentiments, d'accord néanmoins sur la patience, c'est à la patience seule qu'ils confient la paix de leurs études. C'est à elle qu'ils s'attachent dans un lien commun; à elle qu'ils s'appliquent de concert pour arriver à une réputation de vertu; par elle enfin qu'ils arborent tout l'appareil de leur sagesse. Magnifique témoignage en faveur de la patience, puisque la vaine philosophie du siècle lui demande sa gloire et son mérite! Ou plutôt n'est-ce point une honte qu'une chose si divine soit profanée par la science du inonde? Mais laissons là ces hommes, qui auront bientôt à rougir de leur sagesse détruite et flétrie avec le siècle.

II. Pour nous, ce n'est point une affectation superbe, formée par l'orgueil d'une indifférence toute cynique, qui nous impose l'obligation de pratiquer la patience; c'est la suprême et. vivante règle d'une doctrine céleste qui nous représente Dieu lui-même comme le plus parfait modèle de la patience. D'abord, « il sème également la rosée de sa lumière sur les justes et les injustes; » il distribue à ceux qui le méritent, comme à ceux qui ne le méritent pas, les bienfaits des saisons, les dons des éléments, les tributs de toute la création; il supporte l'ingratitude des nations qui adorent les bizarres fantaisies de leurs mains et de leurs arts, blasphèment son nom et persécutent ses |175 serviteurs. Enfin, le libertinage, l'avarice, l'iniquité, tous les dérèglements qui chaque jour lèvent de plus en plus la tête, il les souffre, avec une patience qui fait tort à sa grandeur; car plusieurs refusent de croire à Dieu, parce qu'ils le voient si lent à punir le monde.

III. Tel est le tableau de la patience divine, qui nous est montrée comme de loin, pour nous apprendre sans doute que cette vertu vient d'en haut. Mais que dire de cette patience divine que les hommes ont pu autrefois toucher de la main, pour ainsi parler? Tout Dieu qu'il est, il consent à naître dans le sein d'une mère; il y attend son heure; une fois né, il veut croître à la manière des hommes; plus âgé, il ne cherche point à se faire reconnaître; que dis-je? il cherche à s'abaisser lui-même; il se laisse baptiser par son serviteur; il ne repousse que par la parole les assauts du tentateur. Lorsque de souverain il s'est fait notre maître pour nous enseigner la voie du salut, instruit au pardon par une patience qui en avait déjà trouvé plus d'une application, « il ne conteste point, il ne crie point; personne n'entend sa voix sur les places publiques; il ne brise point le roseau ébranlé; il n'éteint point le lin qui fume encore. » Ainsi se vérifiait la prophétie, ou plutôt le témoignage de Dieu lui-même, qui épanchait son esprit dans son Fils avec la plénitude de sa patience. Il ne rejette aucun de ceux qui veulent s'attacher à lui; il ne dédaigne la table ni le toit de personne; il ne rebute ni les pécheurs, ni les publicains. Il ne s'irrite pas même contre la ville qui avait refusé de le recevoir, tandis que ses disciples appelaient les feux du ciel sur cette ville insolente. Il guérit les ingrats; il se livre de lui-même à ceux qui lui tendaient des pièges. C'est trop peu, il garde auprès de lui le traître qui le vendra, et il ne le démasque point au grand jour. Regarde-le quand il est livré, quand il est emmené; c'est une victime que l'on conduit à la boucherie. « Il n'ouvre pas plus la bouche qu'un agneau, muet sous la main qui le tond. Ce Dieu qui, s'il l'avait voulu, pouvait s'environner |176 d'une légion d'anges, ne permet pas même à l'épée d'un de ses disciples de le venger. La patience du Seigneur reçoit une blessure dans la personne de Malchus. Voilà pourquoi il maudit à l'avenir les œuvres du glaive, et en guérissant celui auquel il n'avait lui-même fait aucun tort, il satisfait » par la patience qui est la mère de la miséricorde. Je ne dis rien de son crucifiement. Il n'était venu que pour cela. Mais à la mort qu'il devait subir fallait-il ajouter tant d'outrages? C'est qu'avant de nous quitter, il voulait s'engraisser à loisir des voluptés de la patience. On le couvre de crachats, on le bat de verges, on le bafoue, on le revêt d'une robe ignominieuse; on le couronne plus ignominieusement encore. Merveilleuse égalité d'ame qui ne se dément jamais! Celui qui avait voulu se cacher sous la forme humaine ne prend rien de l'impatience humaine. A ce trait unique, ô pharisiens, vous auriez dû reconnaître votre Dieu: jamais homme n'eût été capable d'une semblable patience. Tant et de si augustes exemples dont la sublimité sert de prétexte aux nations pour décrier la foi, sont au contraire pour nous une autorité qui fortifie nos croyances, puisque, à ceux auxquels il a été donné de croire, ils démontrent évidemment, autant par la grandeur des souffrances que par la sagesse des préceptes, que dans Dieu la patience est la force, l'effet et l'excellence d'une propriété qui lui est inhérente.

IV. Si les serviteurs honnêtes et d'inclination vertueuse se conforment sous nos yeux aux dispositions de leur maître, puisque le secret de nous rendre Dieu favorable, c'est l'obéissance, et que la règle de l'obéissance, c'est une soumission pleine de docilité, à combien plus forte raison devons-nous faire paraître notre conformité aux lois du Seigneur! Ne sommes-nous pas, en effet, les serviteurs du Dieu vivant, dont les jugements ne s'exercent pas sur les siens par des chaînes ou le don de la liberté, mais par une éternité de supplices ou de salut? Pour éviter les effets de sa sévérité, ou participer à ceux de ses miséricordes, |177 il faut que le zèle de noire soumission corresponde à la rigueur des menaces ou à la magnificence des promesses. Nous-mêmes nous voulons être obéis, non pas seulement de nos esclaves et de ceux qui nous doivent la soumission à quelque titre que ce soit, mais encore des animaux, de. la brute stupide, dans la persuasion où nous sommes qu'ils ont été créés par le Seigneur pour nos besoins. Quoi! les créatures que Dieu a soumises à notre volonté accompliront mieux que nous le précepte de l'obéissance! Elles reconnaissent, puisqu'elles obéissent: et nous, nous hésitons à obéir au seul maître que nous ayons, je veux dire au Seigneur! Mais quelle ingratitude, quelle injustice, que de ne pas rendre à Dieu la même obéissance que sa bonté nous permet d'exiger des autres!

Je ne m'étendrai pas davantage sur la soumission que nous devons au Seigneur notre Dieu. La seule connaissance de Dieu suffit pour nous l'apprendre. Toutefois, de peur qu'on ne s'imagine que cette digression sur l'obéissance est étrangère au sujet, disons-le: la soumission elle-même dérive de la patience. Jamais l'impatience n'est soumise, ni la patience indocile. Qui pourrait donc trop s'étendre sur l'excellence d'une vertu qui éclata dans la personne du Seigneur notre Dieu, principe et rémunérateur de toutes les vertus? Qui peut douter que tous ceux qui veulent appartenir à Dieu, doivent rechercher de tout leur esprit un bien qui est le bien de Dieu? Voilà les motifs sommaires et abrégés qui établissent la nécessité de la patience.

V. Toutefois ce n'est pas chose oiseuse que de poursuivre la discussion des points essentiels de la foi, parce que ce n'est pas chose infructueuse. Si la prolixité est quelquefois honteuse, elle ne saurait l'être quand il s'agit d'édifier. C'est pourquoi, si l'on veut traiter à fond de quelque vertu, la discussion demande que l'on examine le vice contraire: vous montrerez plus clairement ce qu'il faudra suivre, en exposant ce qu'il faudra éviter. Considérons donc ce que c'est |178 que l'impatience. Comme la patience a Dieu pour principe, son antagoniste n'est-elle pas née et ne réside-t-elle pas dans notre ennemi? Car ce qui est conçu par le rival de Dieu, par là même ne saurait s'allier aux choses de Dieu. Même opposition entre les choses qu'entre les auteurs. Or, Dieu étant très-bon, et le démon, au contraire, très-mauvais, ils nous témoignent par la différence qui les sépare que l'un ne fait rien pour l'autre, de sorte que le bien ne peut pas plus sortir de ce qui est mauvais, que le mal ne peut sortir de ce qui est bon.

Je remarque donc que l'impatience a son origine dans le démon, lorsque celui-ci supporta impatiemment que le Seigneur eût soumis à son image, c'est-à-dire à l'homme, tous les êtres qu'il avait créés. En effet, il n'en aurait conçu aucun déplaisir, s'il l'eût supporté avec patience; s'il n'en avait conçu aucun déplaisir, il n'aurait point été jaloux de l'homme. Tant il est vrai qu'il le trompa parce qu'il était jaloux. Il fut jaloux, parce qu'il avait conçu du déplaisir. Il avait conçu du déplaisir, parce qu'il n'avait point enduré avec patience. L'ange de la perdition commença-t-il par être méchant ou impatient, je dédaigne de l'examiner; toujours est-il constant que l'impatience commença avec la malice, ou que la malice naquit de l'impatience; puis elles conspirèrent ensemble et grandirent simultanément dans le sein d'un même père. Instruit par sa propre expérience combien celle qu'il avait connue le premier et par laquelle il était entré dans le péché, était efficace pour le péché, il appela aussitôt l'impatience à son secours pour amener la chute de l'homme. Il aborde sur-le-champ Eve, à laquelle, je puis le dire sans crainte, il souffle avec ses paroles l'esprit contagieux de l'impatience. Elle n'aurait jamais péché si elle eût persévéré par la patience dans la défense que Dieu lui avait faite.

Mais que dis-je? Elle ne se contente pas d'avoir reçu le souffle corrupteur; incapable plus long-temps de silence, elle parle devant Adam, qui; n'étant pas encore son mari, |179 n'était pas obligé d'ouvrir l'oreille à ses discours, et elle le fait ainsi le propagateur du mal que lui avait communiqué l'esprit mauvais. Ainsi périt l'autre créature humaine par l'impatience de la première: Adam périt lui-même par sa double impatience, à l'égard des avertissements de Dieu et de la tentation du démon, ne sachant ni garder ceux-là ni repousser celle-ci. Voilà donc la première origine du jugement confondue avec la première origine du péché. La colère de Dieu commença par où avait commencé la révolte de l'homme; ou plutôt la première indignation de Dieu manifesta sa première patience; car, se contentant de maudire, il étouffa le mouvement de sa colère contre le démon. Quel crime peut-on reprocher à l'homme avant ce premier crime d'impatience? Il vivait dans l'innocence; il était l'ami et le proche de Dieu; il habitait le paradis. Mais une fois qu'il eut succombé à l'impatience, il cessa de goûter les choses de Dieu; il cessa d'aspirer aux choses célestes. Banni ensuite de la présence de son Dieu, exilé sur la terre, l'homme fut envahi bientôt par l'impatience, qui le précipita dans toutes les prévarications contre son maître. Car cette passion, conçue par le germe du démon, dans la fécondité de sa malice, engendra sur-le-champ la colère, sa fille. Elle fit plus que l'engendrer, elle la forma à son école. Elle avait plongé dans la mort Adam et Eve: elle apprit à leur fils à commencer par l'homicide. J'ai tort d'attribuer ce crime à l'impatience, si Caïn, ce premier homicide et ce premier fratricide, supporta de sang-froid et non avec impatience que ses offrandes fussent rejetées par le Seigneur, s'il ne s'emporta point contre son frère, en un mot, s'il n'a immolé personne. Mais comme il n'a pu tuer sans être poussé par la colère, ni être poussé par la colère sans être impatient, il est évident que le crime, commis par la colère, doit être imputé à celle qui suggéra l'impatience.

Voilà, en quelque façon, le berceau de l'impatience encore naissante. Mais bientôt quels développements! et |180 il ne faut point s'en étonner. Car si elle a prévariqué la première, de ce qu'elle est la première, il suit qu'elle est l'origine de tous les péchés, et qu'ils jaillissent de cette source primordiale. Nous l'avons prouvé pour l'homicide. Il est produit immédiatement par la colère; mais quel qu'en soit le motif ultérieur, il remonte toujours à l'impatience comme à sa première source. Qu'on soit homicide par haine ou par cupidité, il a fallu auparavant qu'on ne pût résister à la haine ou à la cupidité. Tout ce qui nous emporte n'est jamais sans une fièvre d'impatience qui court à l'exécution. Qui s'est jeté dans l'adultère sans avoir cédé aux assauts de la volupté? Pourquoi la femme vend-elle sa pudeur? parce que sa patience a été vaincue quand il fallait mépriser le gain. Telles sont les principales offenses contre Dieu. Mais, pour le dire en un mot, tout péché a sa source dans l'impatience. Le mal n'est que l'impatience du bien. Point d'impudique qui ne soit impatient de la chasteté, le méchant de la bonté, l'impie de la piété, le turbulent du repos! On devient vicieux parce qu'on n'a pas le courage de persévérer dans le bien.

Si telle est la source des péchés, comment n'offenserait-elle pas le Seigneur, qui condamne les péchés? N'est-il pas d'ailleurs manifeste que les révoltes permanentes d'Israël contre le Seigneur provenaient de l'impatience? D'où vient qu'oubliant le bras céleste qui l'avait arraché aux tribulations de l'Egypte, il demande à Aaron des dieux qui puissent marcher à sa tête? D'où vient qu'il apporte ses offrandes pour en forger une idole d'or? De ce qu'il supportait impatiemment les lenteurs si nécessaires de Moïse, qui s'entretenait avec le Seigneur. Après la rosée nourrissante de la manne, après l'eau qui jaillit du rocher, ils désespérèrent du Seigneur, incapables d'endurer une soif de trois jours. Le Seigneur lui-même leur reproche cette impatience. En un mot, pour ne pas nous perdre dans un plus long détail, les ruines d'Israël ne vinrent jamais que de son impatience. Pourquoi les Juifs |181 mirent-ils la main sur les prophètes, sinon par impatience d'entendre? Pourquoi immolèrent-ils Jésus-Christ lui-même, sinon par impatience de voir? Donnez-leur la patience, ils sont délivrés.

VI. C'est encore la patience qui suit et précède la foi. « Ainsi Abraham crut à la parole de Dieu, et sa foi lui fut imputée à justice. » Ce fut néanmoins la patience qui éprouva la foi du patriarche, lorsqu'il reçut l'ordre d'immoler son Fils, disons-le, moins pour tenter la foi d'Abraham que pour montrer d'avance un auguste symbole. Car, du reste, Dieu connaissait parfaitement celui qu'il avait regardé comme juste. Son serviteur écouta avec une patiente soumission l'ordre rigoureux dont le Seigneur ne voulait pas l'accomplissement, et qu'il eût accompli, si Dieu l'avait voulu. Aussi fut-il béni à juste titre, parce qu'il avait été fidèle, et fidèle parce qu'il avait été patient. Ainsi, lorsque la foi, rehaussée par la patience, était semée parmi les nations par la semence d'Abraham, qui est Jésus-Christ, et ajoutait la grâce à la loi, elle mit la patience, son auxiliaire, à la tête de la loi, pour en être le sceau et la consommation, d'autant plus que seule elle avait manqué autrefois à la doctrine de la justice. En effet, que disait-on anciennement? « OEil pour œil; dent pour dent; » on rendait le mal pour le mal. La patience n'était pas encore descendue sur la terre, non plus que la foi: l'impatience, en attendant, profitait des bénéfices de la loi. Cela était naturel dans l'absence de l'auteur et du maître de la patience. A son arrivée, tout change. La grâce de la foi est réglée sur la patience, il n'est plus permis d'outrager son frère en paroles, « ni même de lui dire: Insensé! sans s'exposer à la condamnation. » La colère du cœur est étouffée au fond de lui-même; la vivacité de la main est arrêtée; le venin de la langue est ôté. La loi a plus gagné qu'elle n'a perdu depuis que le Christ a dit: « Aimez vos ennemis; bénissez ceux qui vous maudissent; priez pour ceux qui vous persécutent, afin que |182 vous soyez les fils de votre Père céleste. » Tu vois quel père nous acquérons par la patience. Toute la loi de la patience est renfermée dans ce commandement principal, puisqu'il n'est pas permis de faire mal, même pour les raisons en apparence les plus légitimes.

VII. Maintenant, si nous parcourons les autres causes de l'impatience, nous trouverons à chacune un précepte qui lui répond. Tu es sensible à la perle de tes biens? Mais à chaque page de ses Ecritures, le Seigneur nous avertit de mépriser le siècle. D'ailleurs, quelle plus puissante exhortation pour nous engager à dédaigner l'argent, que l'exemple du Seigneur lui-même, qui ne connut pas les richesses; qui n'a que des bénédictions pour les pauvres, des anathèmes pour les riches! Le dédain qu'il témoigne pour l'opulence nous prépare à l'exercice de la patience, puisqu'il nous montre par le mépris des richesses qu'il faut en compter les pertes pour rien. Ce que nous n'avons pas droit de désirer, parce que le Seigneur lui-même ne l'a pas désiré, nous devons en supporter la diminution ou l'entier enlèvement sans douleur. L'Esprit du Seigneur a déclaré par la bouche de l'Apôtre, « que la cupidité était la racine de tous les maux. » Mais qu'elle consiste simplement à convoiter le bien d'autrui, ne l'imaginons pas. Ce que nous croyons à nous appartient à autrui. Nous n'avons, en effet, rien en propre. Tout est à Dieu, puisque nos personnes même sont à lui. Ainsi, supporter impatiemment quelque dommage, c'est toucher de bien près à la cupidité, puisque nous regrettons comme quelque chose de personnel un bien étranger. Nous convoitons le bien d'autrui, lorsque nous ressentons avec douleur la perte de ce qui n'est pas à nous. Quiconque est trop sensible à sa disgrace, préférant ainsi les biens terrestres aux biens célestes, pèche directement contre Dieu. Pourquoi? parce que l'attachement aux choses du monde anéantit dans le fidèle l'Esprit qu'il a reçu du Seigneur. Sachons donc renoncer courageusement aux biens de la |183 terre, dans la vue des biens célestes! Que le monde tout entier périsse, pourvu que je gagne la patience! Quiconque ne sait pas endurer le tort léger qui lui a été fait, soit par un larcin, soit par la violence, soit par l'indolence, me laisse douter s'il porterait volontiers la main sur sa fortune pour en détacher une aumône. Qui, en effet, n'ayant pas le courage de se laisser mutiler par un autre, appliquera le fer à son propre corps? La patience dans les revers est l'école de la bienfaisance et de la charité. Hésite-t-on à donner quand on ne craint pas de perdre? En effet, « comment un homme qui a deux tuniques en donnera-t-il une au pauvre, s'il n'est pas dans la disposition d'offrir même son manteau à quiconque lui enlève sa tunique? » Comment « nous ferons-nous des amis avec Mammon, » si nous l'aimons jusqu'au point de ne pouvoir en supporter la perte? Malheureux! nous périrons avec ce que nous perdons. Et que pouvons-nous trouver ici-bas là où nous avons tout à perdre? Laissons les Gentils exhaler leur impatience dans toutes leurs disgraces: leur trésor passe sans doute avant leur ame. Ils le prouvent, en effet, lorsque, poussés par l'amour du gain, ils affrontent sur les mers les périls lucratifs du commerce, lorsque, pour grossir leur trésor, ils plaident au barreau des causes devant lesquelles reculeraient les plus pervers, lorsqu'ils vendent leurs propres corps au pugilat ou au camp; lors-qu'enfin ils volent ou assassinent le long des grands chemins, à la manière des bêtes féroces. Pour nous, qui n'avons rien de commun avec eux, ce n'est pas notre ame qu'il convient de sacrifier à l'argent, mais l'argent à notre ame, soit en donnant de bon gré, soit en perdant sans murmure.

VIII. Quoi! lorsque notre vie, lorsque notre corps sont exposés aux outrages, et que la patience nous est recommandée dans tous ces affronts, de moindres intérêts pourront-ils nous affecter? Loin du serviteur du Christ une pareille souillure! A Dieu ne plaise que sa patience préparée |184 par des assauts plus rudes, succombe dans des attaques légères! Es-tu insulté par la violence? l'avertissement du Seigneur est là: « Lorsqu'on vous frappera sur la joue, présentez l'autre joue. » Fatigue la méchanceté par ta patience. Quels que soient les coups et les outrages dont t'accable l'agresseur, il est battu plus cruellement par le Seigneur. La patience est une arme qui le pénètre; car il sera châtié par le Dieu pour l'amour duquel tu supportes ces outrages. L'amertume de la langue te poursuit-elle par la calomnie ou l'invective? rappelle-toi cette parole: « Réjouissez-vous lorsqu'on dira du mal de vous.----Le Seigneur lui-même, quoique seul digne de bénédictions, n'a-t-il pas été maudit dans la loi? » Serviteurs, imitons donc notre maître, et laissons-nous maudire sans nous plaindre, afin que nous puissions être bénis un jour. Si j'écoule avec ressentiment les invectives de la méchanceté ou de l'insolence contre moi, il faudra que je rende amertume pour amertume, ou bien j'étoufferai dans ma muette impatience; et si je repousse la violence par la violence, comment serai-je trouvé fidèle à la doctrine du Seigneur, qui dit: « L'homme n'est pas souillé par ce qui sort du vase, mais par ce que profère sa bouche? »

D'ailleurs, n'est-il pas dit encore que nous rendrons compte de toute parole vaine et inutile? Il suit donc que le Seigneur nous ordonne de souffrir patiemment de la part d'autrui le mal qu'il nous interdit sévèrement.

Considérons maintenant, les douceurs de la patience. Toute insulte, décochée par la langue ou par la main, lorsqu'elle vient à rencontrer la patience, ressemble à la flèche qui s'émousse et se brise contre un roc impénétrable. Le trait tombe à terre sans avoir porté coup, ou quelquefois même est renvoyé contre l'imprudent qui l'a lancé. Quelqu'un le blesse avec l'intention de te faire du mal; le plaisir de l'agresseur est dans la douleur qu'il cause: mais si tu lui ravis cet avantage par la fermeté de ton ame, il faut bien que la douleur retombe sur lui, puisqu'il a perdu le |185 fruit qu'il se promettait. Alors, non-seulement lu te retires sans blessure, ce qui déjà pourrait te suffire, mais tu as encore le plaisir d'avoir frustré l'espérance de ton antagoniste, et de l'être défendu par sa propre douleur. Voilà l'utilité comme aussi le plaisir de la patience.

IX. Cette espèce d'impatience qui, dans la perte de nos proches, semblerait légitimée par la douleur et l'affection, n'a pas même d'excuse. Nous devons alors avoir sous les yeux la déclaration de l'Apôtre: « Ne vous attristez pas du sommeil de qui que ce soit, à la manière des nations qui n'ont point d'espérance. » Et il avait raison; « car en croyant, à la résurrection de Jésus-Christ, nous croyons aussi à la nôtre, puisqu'il est mort et ressuscité pour nous. » Puisque la résurrection des morts est certaine, la douleur qui s'afflige de la mort est chose inutile, inutile aussi l'impatience de la douleur. Pourquoi, en effet, t'affliger, si tu crois qu'il n'a pas cessé d'être? Pourquoi supporter impatiemment une absence momentanée que suivra un infaillible retour? Ce que tu appelles mort n'est qu'un voyage. Il ne faut pas pleurer celui qui n'a fait que te devancer; des regrets, à la bonne heure. Ces regrets même, il faut les tempérer par la patience. Pourquoi, en effet, t'affliger immodérément du départ de celui que bientôt tu iras rejoindre? D'ailleurs, l'impatience dans ces rencontres est un mauvais présage pour nos espérances, et une prévarication contre la foi; nous outrageons Jésus-Christ, lorsque nous plaignons comme si dignes de pitié ceux qu'il a appelés auprès de lui. « Je souhaite, dit l'Apôtre, de recouvrer ma liberté et d'être avec le Christ. » Leçon admirable qui ne nous apprend que mieux quel doit être le vœu des chrétiens! Si nous voyons avec tant de douleur que les autres soient déjà mis en possession de leur vœu, nous ne voulons donc pas que le nôtre soit accompli?

X. Un autre puissant aiguillon de l'impatience, c'est le désir de se venger, satisfaction de vaine gloire ou de malice; vanité toujours criminelle, malice toujours odieuse |186 au Seigneur, principalement en cette rencontre, où provoquée par la malice d'autrui, elle entreprend sur les droits du maître dans la poursuite de la vengeance, et qui, par les représailles, double le mal qui a été commis. La vengeance, aux yeux de l'erreur, semble une consolation de l'outrage; aux regards de la vérité, elle n'est que la réaction de la méchanceté. Quelle différence y a-t-il entre l'agresseur et l'offensé, sinon que l'un commet le mal le premier, et l'autre le second? Tous deux cependant sont coupables devant Dieu d'outrages envers l'homme, parce que Dieu interdit et condamne tout ce qui est mal. La postériorité de la violence n'est point une excuse; le lieu ne sépare point ce qu'unit la ressemblance. Le précepte est absolu: « Tu ne rendras point le mal pour le mal. » Même action, même salaire. Comment observerons-nous ce commandement, si, objets du dédain tout à l'heure, nous ne dédaignons pas à notre tour la vengeance? Quel honneur sacrifierons-nous à Dieu, si nous usurpons le droit de nous défendre? Eh quoi! vases de terre que nous sommes, instruments de misère, nous condamnons rigoureusement nos esclaves quand ils se vengent eux-mêmes de quelqu'un de leurs compagnons! Ceux, au contraire, qui nous ont fait hommage de leur patience, et qui, se souvenant de leur servitude et de leur humiliation, ont respecté le droit du maître, nous les approuvons; nous faisons plus, nous leur procurons une satisfaction plus grande qu'ils ne l'auraient prise par eux-mêmes. Et nous, nos intérêts courent-ils quelque risque, remis entre les mains d'un Dieu si équitable dans ses jugements, si puissant dans l'exécution? Pourquoi donc le regardons-nous comme juge, s'il n'est vengeur aussi? C'est la promesse qu'il nous fait dans ces mots: « A moi la vengeance, et je l'exercerai! » c'est-à-dire offrez-moi votre patience, et je vous en récompenserai. En effet, quand il dit: « Ne jugez pas, si vous ne voulez pas être jugés,» ne demande-t-il pas notre patience? Qui, enfin, ne jugera point autrui, sinon |187 quiconque est assez patient pour ne point se défendre? Qui, au contraire, juge pour pardonner? et même, pardonnât-il, il s'est exposé à l'impatience de celui qui juge, et il a dérobé au juge unique, c'est-à-dire à Dieu, l'honneur qui lui appartient.

A travers combien de malheurs l'impatience de cette nature n'a-t-elle point coutume de se jeter! Combien de fois ne s'est-elle pas repentie d'avoir défendu ses droits! Combien de fois d'opiniâtres représailles ont-elles été pires que les motifs qui les avaient excitées! La raison en est simple: rien de ce qu'entreprend l'impatience ne saurait s'accomplir sans une aveugle impétuosité; rien de ce qui se fait avec une aveugle impétuosité qui ne manque le but, ne croule ou ne se brise. Si lu ne te défends qu'à moitié, lu es un insensé; avec fureur, tu seras accablé. Qu'ai-je donc de commun avec une vengeance dont je ne puis modérer les transports par l'impatience de la douleur? Que si, au contraire, je m'enracine dans la patience, dès-lors je ne souffre plus; si je ne souffre plus, je ne songerai point à me venger.

XI. Après ces occasions principales d'impatience, que nous avons exposées du mieux que nous avons pu, à quoi bon parcourir les autres, au-dedans, au-dehors de nous-mêmes? L'opération de l'esprit malfaisant s'étend au loin; il lance de tous côtés des dards qui laissent dans les ames des blessures, tantôt légères, tantôt profondes. Que faire? Mépriser les traits légers, à cause de leur faiblesse; secouer promptement, à cause de leur importance, ceux qui sont redoutables. Là où l'injure est médiocre, l'impatience n'est point nécessaire; mais là où l'injure est grave, la patience, remède de l'injure, n'en est que plus nécessaire. Travaillons donc à soutenir courageusement les assauts du malin esprit, afin que, par une sorte de rivalité, notre fermeté d'ame trompe les efforts de l'ennemi. Nous attirons-nous quelque disgrace par notre imprudence ou même par notre volonté, supportons tranquillement le mal que nous |188 nous occasionnons à nous-mêmes. Que si, au contraire, nous pensons que les maux nous viennent de Dieu, à qui devons-nous plus de soumission qu'au Seigneur? Que dis-je? il nous avertit lui-même de nous féliciter et de nous réjouir de ce qu'il nous a jugés dignes du châtiment divin. « Je châtie, dit-il, ceux que j'aime. » Bienheureux le serviteur que le Seigneur lui-même s'empresse de corriger, contre lequel il daigne s'irriter, qu'il ne trompe pas en lui cachant les reproches!

De tous côtés donc nous sommes assujettis au devoir et à l'exercice de la patience; de quelque part que nous nous tournions, que l'usage de cette vertu nous vienne de nos propres erreurs, des pièges du démon ou des avertissements du Seigneur, la récompense en est grande, puisqu'il s'agit de la félicité. A qui, en effet, Dieu donne-t-il le nom d'heureux, sinon aux patients, quand il dit: « Bienheureux les pauvres d'esprit, parce que le royaume du ciel est à eux! » Or, on n'est pauvre d'esprit qu'à la condition d'être humble: qui est humble, s'il n'est patient? parce qu'en effet personne ne peut s'abaisser sans commencer par souffrir son abaissement même. « Bienheureux, poursuit-il, ceux qui pleurent et sont dans l'affliction! » Qui supporte cet état sans le secours de la patience? aussi est-ce à eux que sont promises l'élection et l'allégresse. « Bienheureux ceux qui sont doux! » Il est clair que cette expression ne s'applique nullement aux impatients. De même, quand il désigne encore les pacifiques par ce titre d'heureux, et les appelle « enfants de Dieu, » les impatients ont-ils quelque chose de commun avec la paix? A l'insensé de le croire. Mais quand il dit: « Réjouissez-vous et abandonnez-vous à l'allégresse toutes les fois que l'on vous maudira et que l'on vous persécutera, parce que votre récompense est grande dans le ciel, » ces promesses de joie et d'allégresse ne s'adressent point à l'impatience, apparemment. En effet, personne ne se réjouira dans l'adversité, à moins de l'avoir |189 dédaignée; personne ne la dédaignera autrement que par la patience.

XII. Quant à ce qui concerne la discipline de la paix si agréable à Dieu, quel esprit né pour l'impatience pardonnera même une fois à son frère? «pour ne pas dire sept fois, mais encore septante fois sept fois. » Qui, entrant en discussion avec son adversaire, terminera le débat par un accord équitable, s'il n'a retranché auparavant le ressentiment, la dureté, l'amertume, ces poisons de l'impatience? Comment « remettras-tu au prochain sa dette, afin que la tienne te soit remise, » si le ressentiment de l'injure est opiniâtre chez toi, dans l'absence de la patience? Non, « personne, irrité contre son frère, ne peut déposer son offrande à l'autel, » à moins de recourir à la patience, « en se réconciliant d'abord avec son frère. » Si le « soleil se couche sur notre colère, » il y a péril pour nous. Il ne nous est pas permis de passer un seul jour sans la patience.

S'il est vrai que la patience gouverne tout l'ensemble de la salutaire discipline, faut-il nous étonner qu'elle seconde aussi la pénitence qui vient au secours de ceux qui ont failli? Lorsque le mariage est rompu, mais pour une cause qui permet à l'époux ou à la femme de demeurer dans un chaste veuvage, c'est la patience qui attend, qui désire, qui invoque le salut pour ceux qui vont s'engager dans les voies de la pénitence. Que d'avantages elle procure à tous les deux! Elle empêche l'un de tomber dans l'adultère, pendant qu'elle corrige l'autre. C'est elle encore qui entre dans ces paraboles où notre Seigneur se représente, et dans ces exemples dont la patience fait la sainteté. La patience « du bon pasteur cherche et trouve la brebis fugitive. » L'impatience eût compté pour rien une brebis perdue; mais la patience accepte avec plaisir la fatigue de la recherche, « et, pasteur miséricordieux, rapporte sur ses épaules la pécheresse abandonnée. C'est encore la patience du père qui reçoit, habille, nourrit l'enfant |190 prodigue, et l'excuse auprès d'un frère impatient et irrité. » Le voilà donc ressuscité celui qui était mort, ressuscité parce qu'il a embrassé la pénitence! La pénitence ne périt pas si elle trouve la patience. La charité, en effet, est le grand sacrement de notre foi, le trésor du nom chrétien; aussi l'Apôtre nous la recommande-t-il avec toute l'énergie de l'Esprit saint. Mais elle ne se forme qu'à l'école de la patience. « La charité, dit-il, est magnanime; » il l'associe à la patience. « Elle est bienfaisante; » la patience ne fait pas le mal. « Elle n'est point jalouse; » caractère distinctif de la patience. « Elle n'est point arrogante; » elle a emprunté à la patience sa modestie. «Elle ne s'enfle point, elle n'est point orgueilleuse. » Rien de cela, en effet, dans la patience. « Elle ne cherche point son propre avantage, » puisqu'elle offre ses biens pour être utile à autrui. « Elle ne s'irrite pas. » En un mot, quelle part eût-elle laissée à l'impatience? Voilà pourquoi, ajoute l'Apôtre, « la charité souffre tout, elle endure tout, » sans doute parce qu'elle est patiente. C'est donc à juste titre qu'il est dit « qu'elle ne finira jamais. « Les autres choses auront leur terme et leur consommation: langues, sciences, prophéties, tout passera; la foi, l'espérance, la charité demeureront éternellement; » la foi, que la patience du Christ nous a communiquée; l'espérance, qu'attend la patience de l'homme; la charité, que la patience accompagne, ainsi que l'enseigne notre Dieu.

XIII. Jusqu'ici nous n'avons parlé que de la patience, simple, uniforme, et résidant seulement dans l'ame. Voyons maintenant comment la patience, en ce qui concerne le corps, contribue à nous mériter l'amitié du Seigneur, puisqu'il a donné aussi à nos corps des forces suffisantes pour pratiquer cette vertu. En effet l'ame, qui tient en nous le gouvernail, communique aisément au navire qu'elle habite la cargaison de l'Esprit. Quel est donc l'exercice de la patience dans le corps? D'abord « la |191 tribulation de la chair est une hostie qui apaise le Seigneur » par le sacrifice de l'humiliation, lorsque, satisfaite d'une nourriture frugale et d'un peu d'eau pour boisson, elle offre au Seigneur sa pauvreté et son abstinence; lorsqu'elle accumule jeûnes sur jeûnes; lorsqu'elle vit sur le sac et la cendre. Cette patience du corps accrédite nos prières, elle appuie nos demandes, elle ouvre les oreilles de Jésus-Christ notre Dieu; elle désarme sa sévérité, elle attire sa miséricorde. Ainsi ce roi de Babylone, pendant qu'il était exilé de la forme humaine, ayant, par une pénitence et une humiliation de sept ans, immolé au Seigneur qu'il avait offensé, la patience de son corps recouvra son royaume, et, ce qui est plus désirable pour l'homme, rentra en grâce avec Dieu par la satisfaction.

En outre, si nous voulons parcourir les degrés plus éminents et plus heureux de la patience corporelle, nous trouverons qu'elle contribue à la sainteté par la continence de la chair. C'est elle qui contient la veuve, qui marque la vierge de son sceau, qui élève jusqu'au royaume des cieux l'eunuque volontaire. Ce qui vient de la vertu de l'ame s'accomplit dans la chair par la patience de la chair. Enfin, elle combat dans les persécutions. Est-il nécessaire de fuir? la chair lutte contre les périls de la fuite; sommes-nous jetés dans les cachots? c'est la chair qui porte des chaînes, la chair qui monte sur le chevalet, la chair qui couche sur la dure, la chair qui languit dans cette pauvreté de la lumière et ce désert du monde. Et quand arrive l'épreuve de la félicité, quand vient l'heure du second baptême, la patience du corps est le premier degré qui nous fait monter vers le ciel. S'il est vrai que « l'esprit soit prompt, il est vrai aussi que la chair est faible sans la patience, » qui est le salut de l'esprit et de la chair elle-même. Mais, quand le Seigneur dit; de la chair qu'elle est faible, il nous montre ce qui la fortifie, c'est-à-dire la patience, qui triomphe de la flagellation, des flammes, de la croix, des bêtes féroces, en un mot de tout ce qui est mis en œuvre pour renverser |192 ou châtier la foi: c'est en bravant ces tortures que les prophètes et les apôtres ont vaincu.

XIV. C'est par l'énergie de la patience qu'Isaïe ne cesse de louer le Seigneur sous les dents de la scie; par elle qu'Etienne est lapidé et demande grâce pour ses ennemis. Heureux aussi l'athlète qui déploya toutes les ressources de la patience contre tous les assauts du démon! Que ses troupeaux lui soient enlevés et avec eux ses richesses; que ses fils expirent écrasés sous les ruines d'un édifice; qu'un ulcère dévore lentement ses membres; rien ne peut abattre sa patience ni la foi qu'il doit au Seigneur: toutes les violences du démon viennent se briser contre lui. En effet, tant de douleurs ne distraient pas un moment sa pensée du Seigneur: il demeure inébranlable, témoignage et modèle de patience, dans son esprit comme dans sa chair, dans son ame comme dans son corps, pour nous apprendre à ne pas nous laisser accabler par les disgraces du siècle, par les pertes de nos proches les plus chers, ni par les afflictions du corps. Quelles magnifiques dépouilles triomphales Dieu remportait sur le démon dans la personne de cet homme illustre! Quel glorieux étendard il arbora contre l'ennemi de sa gloire, lorsque Job, à la nouvelle des catastrophes qui lui arrivaient coup sur coup, répondait par ce seul mot: « Dieu soit béni! » lorsqu'il reprenait sévèrement sa femme qui, vaincue par tant de maux, lui suggérait de mauvais conseils! Quel spectacle! Dieu éclate d'allégresse. Quel spectacle! L'esprit mauvais sèche de rage à l'aspect de Job râclant avec une résignation héroïque, l'immonde venin qui coule de sa plaie, et rendant comme en se jouant, à ses plaies et à leur pâture, les vers qui tombent de sa chair criblée de trous. Voilà pourquoi cet artisan de la victoire de Dieu, après avoir émoussé avec la cuirasse et le bouclier de la patience tous les traits de la tentation, recouvra bientôt par la faveur de Dieu la santé du corps, et posséda le double des biens qu'il avait perdus. S'il avait même désiré que ses enfants lui fussent rendus, |193 il eût été appelé père une seconde fois. Mais il aima mieux qu'ils lui fussent rendus au grand jour de l'éternité. Plein de confiance dans le Seigneur, il différa le moment de sa joie, quelque grande qu'elle dût être. Il se résigna à cette privation volontaire, afin de ne pas vivre sans l'exercice de la patience.

XV. Il est donc bien vrai que la patience est un dépôt assuré dans les mains de Dieu. Es-tu offensé? confie-lui ton outrage, il te vengera; dépouillé? il se chargera de la restitution; dans la douleur? il sera ton médecin; près de mourir? il te ressuscitera. Admirable privilège de la patience, que d'avoir Dieu pour débiteur! Et certes avec raison: car c'est elle qui protège tous ses décrets; elle qui intervient dans tous ses commandements. La patience fortifie la foi, elle règle la paix, elle soutient la charité, elle cimente l'humilité, elle dispose à la pénitence, elle met le sceau à la confession, elle gouverne la chair, elle maintient l'esprit, elle enchaîne la langue, elle modère la main, elle foule aux pieds les tentations, elle repousse les scandales, elle consomme le martyre. Elle console dans la pauvreté, elle inspire la modération au riche; elle n'accable point celui qui est faible, elle n'épuise point celui qui est fort, elle réjouit le fidèle et attire le Gentil; elle concilie au serviteur la bienveillance du maître, au maître la bienveillance de Dieu. Elle est l'ornement de la femme et l'épreuve de l'homme; on l'aime dans l'enfant; on l'estime dans le jeune homme; on l'honore dans le vieillard: elle est belle dans tous les sexes et à tous les âges.

Essayons maintenant de saisir l'ensemble de ses traits et de son extérieur. Elle a un visage doux et pacifique; son front est serein; point de colère qui le contracte, point de nuages qui le voilent. Ses sourcils sont toujours épanouis par la joie; ses yeux sont baissés, non par la honte, mais par la modestie; le sceau du silence repose sur sa bouche. La couleur de son visage est celle de l'innocence |194 et de la sécurité; elle agite souvent la tête pour chasser le démon, et son rire est plein de menaces. D'ailleurs le vêtement qui couvre sa poitrine est si pur et si justement appliqué sur le corps, qu'il n'est ni enflé ni souillé. Elle est assise sur le trône de cet Esprit plein de douceur et de mansuétude que n'emporte aucun tourbillon, que n'obscurcit aucun nuage, mais qui, au contraire, se révèle dans sa tendre sérénité, toujours lumineux, toujours simple, tel enfin que le vit Elie la troisième fois. Car là où est Dieu, là est aussi la patience, son élève. Lors donc que l'Esprit de Dieu descend en nous, la patience, sa compagne inséparable, descend avec lui. Si nous ne la recevons avec l'Esprit, demeurera-t-il constamment en nous? ou, pour mieux dire, je sais bien qu'il n'y persévérera pas long-temps. Loin de sa compagne et de son ministre, il faut nécessairement qu'il soit tourmenté à toute heure, en tout lieu. Il ne pourra résister aux assauts de l'ennemi, si nous lui enlevons son instrument pour le repousser.

XVI. Telle est la raison, la règle, la pratique de la patience céleste et véritable, de la patience chrétienne, qui n'est ni fausse ni honteuse, comme celle des Gentils. Car, ici comme ailleurs, le démon, pour lutter contre Dieu, enseigna à ses disciples une patience qui leur fût propre et qui égalât celle de Dieu, si ce n'est que la diversité du mal et du bien établit entre elles une égalité de grandeur. Je veux parler de cette patience qui soumet au pouvoir des femmes des maris qui se sont vendus pour une riche dot, ou qui trafiquent de la pudeur de leurs épouses; cette patience qui, pour capter l'héritage de la viduité sans enfants, se condamne par des démonstrations menteuses au labeur d'un dévouement contraint; cette patience par laquelle des adorateurs du ventre asservissent leur liberté à des patrons qui les outragent. Voilà les différentes espèces de patience que les Gentils connaissent: ils prostituent à des exercices ignominieux l'excellence de cette vertu. Toujours prêts à supporter l'orgueil |195 d'un rival, d'un riche, d'un hôte, ils n'ignorent que la patience qui souffre pour Dieu. Mais que nous importe leur patience et celle de leur maître! Le feu des enfers l'attend.

Pour nous, chérissons la patience de Dieu, la patience de Jésus-Christ. Rendons-lui la patience qu'il a déployée personnellement pour nous. Offrons-lui la patience de l'esprit, la patience de la chair, puisque nous croyons à la résurrection de l'esprit et de l'ame.


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Traduit par E.-A. de Genoude, 1852.  Proposé par Roger Pearse, 2005.  Si vous trouvez une erreur à cette page, svp informez-moi par l'email: Roger Pearse.


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